Chloé CHARMILLOT

Au travers d’une sélection de grands formats et d’estampes, la Galerie de l’ARTsenal à Delémont parcourt 30 ans de production du peintre et graveur Philippe Grosclaude. Des blessures intérieures aux faits sociétaux, l’artiste genevois fait de l’être humain le laboratoire de son art.

A Delémont, l’espace de la galerie est jalonné par une majorité de grandes toiles. En son centre, deux œuvres imposantes, quasi totémiques, sont suspendues dos à dos. A parcourir cet ensemble, dont la plus ancienne remonte à 1990, visiteuses et visiteurs peuvent observer les préoccupations de l’artiste. Philippe Grosclaude, né en 194[3] à Genève, puise ses inspirations dans la faille humaine. La fameuse blessure, celle qui interroge l’existence, tourmente l’esprit, l’entraine dans ses méandres et se prolonge dans les frasques de la société.

Diplômé de l’École des Beaux-Arts de Genève, Philippe Grosclaude est un artiste chevronné, son parcours est marqué par de nombreuses expositions en Suisse, notamment au Musée des beaux-arts du Locle en 2002, mais aussi dans différentes galeries en Suisse romande et alémanique, dont la Galerie Courant d’art à Chevenez et à la Graf & Schelble Galerie. Son travail artistique est par quatre fois récompensé par la Bourse fédérale des Beaux-Arts et par le Prix Boris Oumansky. L’année passée, la Fondation Atelier Philippe Grosclaude est née. Située à Carouge et dédiée aux rencontres interdisciplinaires, la Fondation s’inscrit dans une démarche engagée pour la diversité de 1’art et de la culture.

Tag II, 1998

Une tension assumée

C’est dans le mariage de l’amplitude du geste et de l’agencement de formes abstraites géométriques que les peintures de Philippe Grosclaude déploient une tension assumée. Tandis que les dessins elliptiques ou ovoïdes verrouillent l’intérieur de la composition, les faisceaux tracés s’épanchent hors de l’œuvre. L’artiste est de ceux qui aiment transgresser les limites de la toile. Avec la confrontation simultanée des éléments clos a la fuite libre au-delà du cadre, les œuvres donnent l’impression d’irradier.

Génératrice d’émotions, cette résistance, ce double mouvement intérieur-extérieur témoigne de sa préférence pour les grands formats qui permettent l’accomplissement du geste. Cette amplitude s’accompagne d’un rendu d’exécution maitrisé, soigné. Les toiles ne sont pas le résultat d’un rapide achèvement, d’une fièvre de l’instinct, mais s’enracinent dans une nécessite intérieure constante et profonde. D’ailleurs, le dessinateur s’adonne à la réalisation d’une œuvre à la fois, et s’achemine dans sa création par strates successives. Une manière d’entrer dans la plénitude de l’acte, mais aussi d’accroitre une certaine consistance de l’œuvre.

Help, 2009

Pastel et vélin

Philippe Grosclaude est physionomiste des émotions. Ses personnages, d’une présence énigmatique et statuaire, ne sont pourtant pas contorsionnés. Ils oscillent entre absence de face et portraits masqués. Purifiés de détails, les visages qui s’effacent alimentent l’exaltation des sensations. C’est dans ses estampes, des monotypes d’un format réduit, que les portraits d’hommes noirs prennent une autre importance, plus directe.

Pour produire ses compositions aux accents graphiques qui évoquent la bande dessinée, c’est le fusain, le crayon gras et principalement le pastel qui sont utilisés, tandis que les gravures sont réalisées sur papier vélin. L’utilisation de ce papier, soyeux par sa texture, et du pastel indique un attrait pour le travail sensible de la matière. Celui dont la signature s’inscrit en pyramide manipule le bâtonnet de couleur pour sa propriété onctueuse. Le pastel offre un rendu plus suave, accentue la profondeur, charge les œuvres d’une douce intensité tactile. Finalement, si Philippe Grosclaude nous confronte à notre humanité, tant dans ce qu’elle a de plus intime que dans son universalité, son art semble être avant tout un outil d’expérimentation de sa réalité.

CHLOÉ CHARMILLOT


Le Quotidien Jurassien, n° 215, 18 septembre 2021

Delémont, Galerie de I’ ARTsenal
«Philippe Grosclaude – Pastels et monotypes»
septembre 2021

Sans titre, 2018

Christophe GALLAZ

Le secours

Vous vivez en ce début de XXIe siècle. Il y règne du bruit, de la vitesse, de la publicité, de la guerre, du mépris, de l’arrogance, du jeu criminel – et secrètement, par-devers tout cela, notre solitude intime au milieu de la foule, notre énergie machinale qui nous précipite en d’absurdes tâches, notre inculture face à l’Autre, nos jouissances volatiles et nos chagrins qui s’étirent, notre peur de vieillir et notre inaptitude à la mort: une désunion systématique des choses anciennes et des choses nouvelles.

Vous vous demandez dans ces circonstances: mais qui suis-je, au fond? quel est mon être vrai? quels sont ma maison, ma ville, mon pays? Si tout cela n’était qu’échos, masques et reflets? Si les rues qui m’environnent, l’alignement de leurs toits et l’envers de leurs façades, n’étaient que les éléments d’un décor illusoirement utile à mon habitat? Si mon passage dans l’Histoire des humains n’était que le fil d’un tissu général élaboré par le hasard, et mes congénères que le signe d’un amusement extérieur à l’ordre humain?

Dessin 1996

Si vous en êtes à ce point, contemplez donc le travail de Philippe Grosclaude. C’est une suite d’images simples à décrire. Ici, des voûtes en enfilade, serties dans une architecture indéfinissable. Là, des motifs géométriques et des volumes cubiques au milieu d’une écume et d’une couleur évoquant la mer originelle. Ailleurs, des visages qui paraissent émaner d’un modèle archétypique, au front lisse surmontant un nez aquilin. Ou de simples masses fluides suggérant des êtes absents, disparus ou jamais nés. Tels sont les jeux de la présence humaine, en voie d’apparition et d’effacement perpétuels, au milieu de ses décors artificiels ou rêvés.

Sans titre, 2002/02

Philippe Grosclaude atteste notre difficulté d’être au monde. Mais à mesure qu’il l’atteste, il vous aide (et s’aide) autant qu’il peut. Manquez-vous de ces repères qui vous définissent comme un être social au coeur de la Cité? Vous les découvrirez là, semés sur la toile. Avez-vous perdu quelques fragments de votre propre silhouette? Vous les apercevez juste à côté. A vous d’arpenter la matière peinte, et d’accorder librement ce que vous y voyez. Songez seulement que les représentations du passé s’articulent plus fidèlement le présent se connaît mal au point de ne pas indiquer son propre avenir. C’est le jeu de notre époque. Ouvrez donc l’oeil exactement comme il faut, sans espoir excessif, mais de manière aigèe, et vous reprendrez vie. Cet art, comme tout miroir, porte secours.

In Cat.: « Philippe Grosclaude », Christophe GallazMusée des beaux-arts de la Ville du Locle, 2002

Christophe GALLAZ

Help, 2002

You are living now, at the beginning of the 21st century. The world is dominated by noise, speed, adversiting, war, contempt, arrogance and crime, and yet we are secretly governed by our intimate solitude in the midst of the crowd, our instinctiveenergy pushing us headlong into absurd tasks, our lack of education compared to the people around us, our ephemeral pleasures and our endless grief, our fear of getting old and our unfitness for the death: systematic disunity between the old and the new.

All of this makes you wonder: Who am I really? What is my true identity? Where are my home, my town and my country? Then you continue: And what if everything I see were just an illusion? What if it were just a series of echoes, masks and reflections? What if the streets around me, the lines of roofs and the backs of the houses were simply parts of the stage set deceiving me into thinking they are a necessary part of where I live? What if my passage througt human history were no more than a rhread from a huge piece of cloth woven together by chance, and if my fellow human beings were just the toys of something beyond the realms of humanity?

Dessin 1996

If this where you are, just look at the work of Philippe Grosclaude, a series of easily describable images. In one, a row of archways, set in an indefinable architecture. In another, geometric motifs and cubes surrounded by foam, the colour of the primeval sea. Elsewhere, faces that appear to emanate from an archetypal model, with smooth foreheads above aquilin noses. Or simple fluid masses hinting at beings who are absent, dead or were never even born. These are the games of the human presence, constantly appearing and vanishing again, in the midst of its artificial or dreamd-up settings.

Philippe Grosclaude testifies to the difficulty of living in this world. But as he does so, he helps you (and himself) as much as he possibly can. Do you lack those points of reference that define you as a social being in the heart of civilisation? You will find them there, scattered on the canvas. Have you lost some parts of your own slhouette? You will see them nearby. It is to you to survey the peintings and freely to assimilate what you see. Just remember that representations of the past do not faithfully articulate the present, and that the present does not understand itself well enough to point to its own future. This is the game of the present era. Open your eyes exactly as you should, therefore, without expecting too much, but attentively, and you will regain life. This art, like a mirror, will help.

Tri-angles, 1991/14

Christophe Gallaz, Help

In Cat.: Philippe Grosclaude, Musée des beaux-arts de la Ville du Locle, 2002

Philippe MATHONNET

Les doutes et les forces de l’être humain jaillissent des oeuvres de Philippe Grosclaude

BEAUX-ARTS – L’artiste genevois n’avait pas exposé en Suisse romande depuis huit ans. Mais, au Musée des beaux-arts du Locle, il montre qu’il a encore étoffé son talent, avec une palette de techniques, d’écritures et de propositions plus large que jamais.

Les doutes et les forces de l’être humain jaillissent des oeuvres de Philippe Grosclaude

Cela fait huit ans, depuis 1994, qu’aucun galeriste n’a montré le oeuvres de Philippe Grosclaude en Suisse romande. Mais voilà qu’une exposition au Musée des beaux-arts du Locle remet en lumière cet artiste genevois. Avec une soixantaine de travaux, réunissant grands pastels et monotypes, aussi habités que précédemment mais aussi pleins de renouveau. Où l’être humain se trouve toujours confronté avec lui-même, avec les contraintes qui le tiraillent. Des énergies et résistances qui sourdent des profondeurs.

Ces forces ne sont pas sans évoquer les tensions qui président à la création picturale. Ainsi, l’apprêt des couches de fond demande à l’artiste une longue préparation: entre douze et quinze glacis initiaux et autant de ponçages successifs. Ainsi obtient-il de ses grandes toiles le répondant que lui procurerait une feuille de papier n’absorbant pas mais réverbérant l’éclat de ses poudres de pastel. Un effet auquel Grosclaude tient particulièrement, concédant que « travailler lentement, il lui faut ce retour rapide, cette réponse technique et visuelle qui donnent l’impression que la lumière vient de derrière la toile ». Cette exigence du travail, cette discipline «du faire», comme le dit l’artiste, est importante pour lui.

Philippe Grosclaude oeuvre inlassablement, huit à dix heures par jour, parfois plus, samedi et dimanche compris, régulièrement. C’et une affaire de rythme et de rites. Et l’affaire ici tient de la méditation. Lui-même se voit comme « un moine qui accomplit son ministère ». Et si « la continuelle nécessité d’oeuvrer », comme il l’écrit en préambule du fascicule édité pour l’exposition locloise, consiste à « établir, à longueur de vie, sa propre relation au monde et tente de rendre compte des ébranlements que tout être subit dans sa traversée de l’existence », à la longue et avec l’âge – il est né en 1942 – s’engrange un gain d’apaisement. Là où, auparavant sur ses toiles, deux personnages opposés donnaient l’impression de s’affronter environnés d’étincelles, dans Transfert (2000), choisi pour l’affiche, ils semblent désormais échanger des ondes bénéfiques.

Vert-Peru, 1997

Pour autant, Grosclaude n’en est pas à vagabonder dans l’irréel. Au contraire. Comme l’écrit Christophe Gallaz dans le texte intitulé Le secours, inséré dans le fascicule: « Philippe Grosclaude atteste notre difficulté d’être au monde. Mais à mesure qu’il l’atteste, il vous aide (et s’aide) autant qu’il peut. Manquez-vous de ces repères qui vous définissent comme un être social au coeur de la Cité? Vous les découvrirez là, semés sur la toile ». Et vous vous retrouverez à partager des sentiments. Vous serez à nouveau éberlué devant Les Orgues de Manhattan (2001) et la vision fumante de leurs restes effondrés. Ou enchantés par les trois masques superposés de Vert-Perù (1997), qui vous rattachent au plus large des patrimoines.

Mais attention, l’homme est son propre ennemi. Les architectures que l’artiste introduit dans ses compositions vantent la capacité de construction de l’humain, y compris son aptitude à se construire lui-même mais dans Ruche (2001), elles dénoncent sa complaisance à s’enferrer dans ses propres labyrinthes et vaines élucubrations. La solution? L’ouverture aux autres mentalités. C’est le message des visages négroïdes qui émergent des pastels de Groslcaude. A ses yeux, « le continent africain est celui de l’avenir, celui qui, par sa spontanéité et des potentialités qui ne demandent qu’à éclore, pourrait apporter les plus grands renouvellements ».

Les orgues de Manhattan, 2001/08

L’artiste réclame d’ailleurs «la liberté de surprise». C’est une des fonctions de son recours aux monotypes, ces estampes obtenues par encrage d’une plaque de verre dont on ne peut jamais contrôler le résultat. Au même titre que les illustrations retravaillées par ordinateur – son site www. philippegrosclaude.com -, puis transférées sur la toile par report, lui permettent de brouiller les sensations. Philippe Grosclaude à la maîtrise d’un éventail et d’un mélange de technique et d’écritures (écumes de peintures, colorations contrastées ou en camaïeu, gestualité impatiente, tracés précis, estompe) qui redonne souffle et puissance à quiconque regarde ses compositions.

Laurent WOLF

Après Zurich, le Genevois expose à domicile et un livre sur son oeuvre paraît aux Editions ABC, en français et en allemand.

L’ouvrage est préfacé par Fritz Billeter, le rédacteur culturel du Tages-Anzeiger. Il se referme sur un texte d’Elias Canetti, tiré de Masse et puissance, Françoise Jaunin l’évolution de l’artiste. Et de nombreuses reproductions de grande qualité permettent de se faire une idée précise de son parcours. C’est l’introduction idéale à l’exposition genevoise. De l’Ecole des Beaux-Arts de Genève (encore très académique au début des années 60) aux grands pastels d’aujourd’hui on observe plusieurs ruptures qui se manifestent, comme c’est souvent le cas chez les peintres par des changements de techniques.

En 1969, Grosclaude abandonne la peinture à l’huile pour la peinture acrylique. A partir de 1976, il utilisera principalement le pastel. Si, pour le spectateur de l’oeuvre, la technique n’est visible que par son résultat et par l’apparence des tableaux, elle est pour le peintre une affaire de temps, de rythmes de travail. Grosclaude le dit lui-même, il est venu au pastel pour échapper aux contraintes du séchage. L’huile sèche très lentement (en plusieurs heures), l’acrylique plus rapidement (en quelques minutes). Mais l’artiste doit dans les deux cas s’adapter au temps de séchage qui produit de plus, un changement d’état de la surface entre le moment où le peintre pose la touche de couleur et celui où il peut revenir dessus sans la dénaturer.

Avec le pastel, cette poudre colorée comprimée en bâtonnet (à peu près de la forme et de la consistance d’une craie), Grosclaude trace des lignes sur la toile ou sur le papier. Il peut le faire en continu sans que rien d’extérieur à son propre rythme ne vienne l’interrompre ou le contraindre. C’est la succession des gestes qui finit par tisser, trait après trait, surface après surface, les couches successives du tableau. Grosclaude dit qu’il en superpose ainsi trente à quarante. Cette description technique n’a de sens que parce qu’elle est une clé pour comprendre l’oeuvre de Philippe Grosclaude. Avec son geste répétitif parfois doux et parfois brutal, couvrant pendant des heures les grandes surfaces de ses peintures, Grosclaude s’immerge littéralement dans son ouvrage, dans le rythme de cet ouvrage. Le visiteur peut se contenter de regarder la toile dans l’état où le peintre l’a laissée et la donne à voir. Cela s’appelle jeter un coup d’oeil.

Mais il peut aussi laisser le temps à ses yeux d’explorer la surface, littéralement d’explorer le volume de la surface. Il traverse ainsi du regard la succession des traits et des couches de pastel et il remonte dans la durée de l’oeuvre vers son origine.

Mémoire II, 1989/4

Grosclaude commence ainsi ses tableaux: il imagine une situation, un ou plusieurs personnages dans une situation, un moment de vie catastrophique, lié à la peine ou à la difficulté d’être. Par exemple, il esquisse sur la surface encore presque blanche de la toile ou du papier trois personnages qui se tournent le dos. Il commence à vivre avec eux, traçant ses traits colorés jusqu’à ce qu’ils forment des surfaces et prennent corps. Devant cette oeuvre, on est comme un intrus qui, entrant par mégarde dans une chambre, surprendrait un événement, une dispute, un accident. L’arrivée de l’intrus suspend un instant la scène, il y a un silence, une brève immobilité. Rien n’est vraiment visible, mais tout témoigne qu’il s’est passé quelque chose, que quelque chose va recommencer.

Son geste répétitif,
parfois doux,
parfois brutal

Regardées brièvement, comme des images, les peintures de Grosclaude apparaissent comme des variations autour d’un thème: les hommes ne communiquent pas entre eux, et c’est la source du drame, de la souffrance, de la cruauté. Regardées de plus près, attentivement, elles témoignent de la lutte du peintre pour communiquer avec ses personnages, pour lever leur mystère, pour communiquer avec nous et sans doute avec lui-même.

Laurent Wolf, « Philippe Grosclaude – Exposition et monographie » – Le Nouveau Quotidien – 18 avril 1994

Alain PENEL

L’artiste genevois fête avec éclat trente ans de peinture. Un grand éditeur alémanique publie une monographie, deux galeries l’exposent. En général, les mécènes ont joué le jeu.

Zurich ne rend pas hommage tous les jours à un artiste genevois. Ni même tous les ans. Par une sorte de grâce, Philippe Groslcaude bénéficie de ce coup de projecteur rarissime. Un important éditeur zurichois, Weltwoche-ABC-Verlag lui consacre une monographie. Parce que son texte colle au propos du peintre, un Prix Nobel qui réside sur les bords de la Limmat a même accepté qu’un extrait de l’une de ses oeuvres majeures, Masque et puissance (Ed. Gallimard) figure dans ce livre d’art: Elias Canetti pourtant n’aime pas tronçonner ses écrits. En même temps, avant d’atterrir dès le 14 avril chez Anton Meier à Genève, Grosclaude expose à la Galerie Arteba à Zurich.

Peindre «contre»

Ces démonstrations constituent le clou que le peintre genevois a commencé à enfoncer en 1964 dans une galerie de Sion. La monographie qui paraît aujourd’hui, due à la plume de Françoise Jaunin comble ce que ne peut raconter une exposition en quelques cent cinquante pages, elle retrace trente ans de carrière. Vu le coût du projet, sa réalisation n’aurait pas pu être menée à terme par le seul éditeur. Des mécènes comme la SBS, Pro Helvetia, le Fonds Rapin, Teo Jakob ou les collectionneurs privés ont ouvert leur porte-feuille. Sollicitée, la Ville de Genève, à cause de ses difficultés budgétaires et malgré la politique de l’arrosoir qu’elle affectionne, a sèchement refusé d’apporter une petite contribution. Elle se rattrapera peut-être autrement.

Comme le rappelle Françoise Jaunin, Grosclaude peint contre (« Contre les injustices du monde, contre la bêtise et l’absurdité, contre sa propre angoisse existentielle, contre l’inguérissable blessure de l’être »). L’artiste a ressenti le (provisoire) refus de l’officialité genevoise non pas tant comme une vexation que comme l’expression du désordre habituel des choses. Le bouillonnement de la culture et de la création désempare souvent le politique. Mais, comme beaucoup d’autres artistes, Grosclaude se situe en dehors de ces jeux stériles.

Originaire d’ici, le peintre a un faible pour Genève, mais l’introspection qui en émane et la tradition calviniste ne sont pas son fort. « On est ce qu’on est, explique-t-il. je ne fais pas de l’introspection, mais du développement. La peinture, ce n’est pas intérieur. Avant tout, c’est se développer vers l’extérieur, essayer de s’ouvrir. La peinture, c’est une aventure ».

Univers, 1988/15

Couche par couche

Cette aventure, Groaclaude l’a attaquée dans les années 60 avec l’huile et l’acrylique. En 1976-78, il a pris le virage du pastel. « Le mot pastel, écrit Fritz Billeter, le préfacier du livre, évoque invariablement la suavité des teintes, la grâce d’un Renoir ou le scintillement poudré du rococo« . Mais, chez le peintre genevois, les pastel « ne sont ni doux ni suaves, ils sont «masculins».

Si, en cours de route, il a changé de matière, Grosclaude n’a jamais lâché sa trajectoire. D’une part, il construit toujours ses tableaux couche par couche. De l’autre, parmi ses formes abstraites accumulées ou imbriquées, il place constamment une figure, un masque ou une tête, voire une étoile, sortes de vigiles qui « nous rappellent (…) que, au-dessus de nos têtes, une puissance aveugle domine« .

Grosclaude, dès ses débuts, a essayé de montrer, comme le dit Fritz Billeter, « quelque chose de comparable à une explosion ou une implosion de l’être ». Même s’il prend aujourd’hui un nouveau départ, le peintre genevois n’a jamais dévié d’une route d’incandescence sous les étoiles.

Alain Penel, « Exposition à Zurich et monographie », – Tribune de Genève – samedi-dimanche 19-20 mars 1994

Fritz BILLETER

Im Zeichen von Maske und Stern, 1994

Seit 1978 bedient sich Philippe Grosclaude des Pastells, nachdem er vorher in Öl und Acryl gemalt hat. Wer Pastell sagt, denkt zunächst an duftige Farben, an die Lieblichkeit Renoirs oder an den Puderschimmer des Rokoko. Vielleicht ist es kein Zufall, dass zuerst eine Künstlerin, die Venezianerin Rosalba Carriera (1675-1757), die Pastelltechnik aus ihrer blossen Nebenrolle herausgeholt hat. Nun ist aber die Pastellmalerei von Philippe Grosclaude nicht zärtlich und nicht duftig, sondern « männlich ». Warum hat er sich dann überhaupt dem Pastellstift zugewandt, wenn er die ureigenen Möglichkeiten dieses Verfahrens gar nicht ausschöpfen will? Weil Grosclaudes Bilder so entstehen, dass Farbschicht auf Farbchicht gebreitet wird – manchmal kommen bis zu vierzig aufeinander zu liegen. Würde er beim Malen Ölfarben verwenden, müsste er nach dem Auftrag jeder Schicht warten, bis die Farbe getrocknet wäre; mit Acryl ginge es schneller, aber für Grosclaude noch immer nicht schnell genug. Bei Pastellen jedoch kann er ohne abzusetzen Schicht auf Schicht legen. (Dabei sei das technische Detail erwähnt, dass er zwischen jede Pastellschicht eine lage Fettkreide einschiebt, damit der Pastellstaub besser haftenbleiblt.) Jene eben beschriebene Kontinuität ist Grosclaude beim Entstehen des Bildes wichtig. Es gibt Künstler, wie Leonardo da Vinci, die länger vor ihrem Werk reflektieren, als sie an ihm arbeiten. Es gibt Künstler, die vier, fünf Bilder gleichzeitig in Arbeit haben, die malend leicht von einem zum andern hinüberwechseln. Nicht so Philippe Grosclaude: Er kann sich nur auf ein Bild zugleich konzentrieren, und darum sollte er es möglichst in einem Zug durchmalen können. Er kann sich aufs Mal nur auf ein Bild konzentrieren. Das heisst wohl auch, dass er immer nur das eine im Sinn hat, seine Vision. In der heutigen Post-post-Moderne ein Wort, das fast als altertümlich, als pompös empfunden wird. Anderseits kann ich mir nicht vostellen, dass das gegenwärtige Getändel (wenn nicht so, dann halt so) noch lange anhalten wird. Der Kommende Trend könnte durchaus dorthin gelangen, wo Grosclaude von Anfang an, seit je gestanden hat: bei einer tragischen Position. Wie aber lässt sich Grosclaudes Vision näher in Worte fassen, wie kann sein typisches Bild umschreiben werden? Bei Grosclaude türmen sich abstrakte Formen, verzahnen sich, legen sich Tranche für Tranche aneinander, durchdringen sich in Schwung und Gegenschwung: gerundete, elliptische, parabolische, trapezähnliche und spindelförmige Gebilde, die sich selten schliessen, die häufig über die Bildränder hinausstreben. Neben solcher ausdrucksstarken Geometrie behaupten sich auch die freie Geste, die Kritzel, die Strichbündel; aber dieser « tachistische » Anteil ist gezähmt, muss sich einschränken. Das Farbklima ist selten kosmisch-eisig, aber kältend weht es einen schon an: Blau, Blaugrün, Weiss und Schwarz. Dieser Unwirtlichkeit treten warme Erdfarben entgegen, die sich auch zu einem intensiven Orange steigern können. Dem, was ich als Grosclaudes ausdrucksstarke Geometrie bezeichnet habe, sind zwei sich heraushebende Motive eingebunden: das Maskengesicht und der Stern. Die von Grosclaude häufig im halben En Face gegebenen. Gesichter haben nicht etwa Masken vorgebunden, sie selbst sind zur Maske erstarrt. Sie sind erstarrt in heroischem Aushalten, in Trauer und Schmerz, vielleicht in innerer Sammlung.

Sans titre, 1988/22

Grosclaude hat den Zügen seiner Gesichter eine eigene Konvention verliehen – volle und schwere Münder, grosse, laicht gekrümmte Nasen, deren Rücken überdeutlich durchgezogen und ins Helle gerückt sind, während die Augenpartie sich als Dunkelzone herausbildet; eine Haube oder kapuze oder aber eine schwer herabsinkende Haarflut deckt den kopf. Insofern Grosclaude immer denselben mittelmeerisch-herben Gesichtstyp abwandelt, darf man diesen als ikonenhaft bezeichnen. Diese Gesichter können aus sich selbst strahlen, in gipsernem Weiss wie tot erscheinen, leer sein oder fast erloschen, von aussen eher anbrandender Farbe nahezu verschlungen werden. Grosclaudes Stern, ein Gebilde mit vier bis sieben Zacken, setzt sich zuweilen auf das Maskengesicht. Häufiger findet er sich in dessen Nachbarschaft, oder er tritt ganz selbständig auf. Auch dieses Zeichen ist im Typus festgelegt, wird nur immer abgewandelt. Ein klein wenig lässt es an die Konventionen des Comic Strips denken; da wäre dann bei Grosclaude doch ein Hauch von Humor auszumachen. Darf man diesen Stern als Symbol bezeichnen, und wenn er eines wäre, was würde es ausdrücken? Der Künstler selbst sagt aus, dass seine Bilder im ganzen auch immer so etwas wie eine Explosion oder Implosion zum Ausdruck bringen. In seinem Gestirn würde sich diese auseinanderstrebenden oder in sich zusammenstürzenden Kräfte gleichsam verdichten. Ich selbst meine nicht, dass Grosclaudes Sterne dem irrenden Wanderer den Lebensweg weisen; eher erinnern sie daran, dass über uns ain blindes Verhängnis waltet.

Fritz BilleterIm Zeichen von Maske und Stern, 1994

In: « Für einen neuen Blick », Françoise Jaunin, ABC-Verlag, Zurich 1994

Fritz BILLETER

Under The Sign Of The Mask

Since 1978 Philippe Grosclaude has been using pastels, having previously worked in oils and acrylic. The mention of pastels inevitably conjures up flowery hues, the charms of Renoir or the powdery shimmer of the rococo. It is perhaps no coincidence that it was a woman, the Venetian artist Rosalba Carriera (1675–1757), who brought the pastel technique out of the relative obscurity of its supporting role. Philippe Grosclaude’s pastel works, by contrast, are neither soft nor airy, but « masculine ». So why take up pastel crayons if you have no intention of exploring their characteristic possibilities? One reason is that Grosclaude’s pictures are created by applying successive layers of colour – sometimes as many as forty. Working in oils, he would have to wait for each layer of colour to dry; with acrylic it would be quicker – but not quick enough for Grosclaude. With pastels, on the other hand, he can apply layer after layer without stopping. (On a technical note, it is interesting that he spreads a layer of grease crayon between each layer of pastel to give the pigment powder a more adhesive substrate.) This continuity in the process of creating the picture is important to Grosclaude. There are artists, such as Leonardo da Vinci, who spend longer in front of their pictures thinking than actually working on them. There are artists who work on four or five pictures at once, who can switch without difficulty from one to another. Not so Philippe Grosclaude: he can only concentrate on one painting at a time; and that is why, if at all possible, he wants to be able to finish it in one go. The fact that he can only concentrate on one picture at a time means he always has just one thing in mind: his vision. The word seems almost antiquated and pompous in today’s post-post-modern world. On the other hand, I cannot imagine that the dilly-dally approach prevailing today (comme ci comme ça) will last for long. The coming trend could take us where Grosclaude has been from the very start: a tragic position. But how can Grosclaude’s vision be put into words; how can we describe one of his typical pictures.

Sans titre, 1988/22

In Grosclaude’s work, abstract forms are piled, in interlocking structures, layer upon layer, permeating one another in thrust and counterthrust: in rounded, elliptical, parabolic, trapezoid and spindle-shaped forms which are rarely closed and often stretch beyond the edge of the picture. Asserting themselves alongside such expressive geometry are freehand gestures, scratchings, bundled lines – albeit this « tachiste » tendency is tamed, has to hold itself in check. The colour climate is seldom cosmically icy; but a chill wind does blow at you: blue, blue-green, white and black. But this inhospitable quality is countered by warm earth colours which can reach an intensive orange. There are two outstanding motifs in what I have described as Grosclaude’s highly expressive geometry: the mask and the star. It is not that the faces Grosclaude often shows in half profile are wearing masks, but that the faces themselves are frozen into masks. They are petrified in heroic forebearance, in sorrow and pain, perhaps in composure. Grosclaude has fashioned his own set of conventions out of the features of these faces: full, heavy mouths; large, slightly crooked noses, with the bridges somewhat overemphasized so that they catch the light, while the eyes are shrouded in darkness. The head is covered by a cowl or hood, or heavily flowing hair. To the extent that Grosclaude’s faces are always based on the same Mediterranean-male archetype, they can be described as iconic. They can appear to radiate an inner light, have the pallor of a plaster death mask, appear empty, as though extinguished, or almost swallowed by a surge of ambient colour. Grosclaude’s star, a figure with four to seven points, is sometimes set on the mask-like face. More often, it is nearby; and at times appears separately in its own right. Like the face, this symbol is a variation on an archetype. One is reminded a little of the conventions of the comic strip; which would mean a touch of humour could be detected in Grosclaude’s work. May we describe this star as a symbol? And if so, what does it represent? The artist himself says that, on the whole, his paintings always express something akin to an explosion or implosion. His star represents the forces bursting forth as well as those compacted in the inward collapse. In my view, Grosclaude’s star is not there to guide the errant on their path through life, but rather to remind us that our lives are governed by blind fate.

Fritz Billeter, Under The Sign Of The Mask, 1994

In monograph : « Pour un autre regard », Françoise Jaunin, ABC-Verlag, Zurich 1994

Fritz BILLETER

Sous le signe du masque et de l’étoile

Depuis 1978, après avoir peint à l’huile et l’acrylique, Philippe Grosclaude se consacre au pastel. Le mot pastel évoque invariablement la suavité des teintes, la grâce d’un Renoir ou le scintillement poudré du rococo. Peut-être n’est-ce pas un hasard si c’est une artiste, la vénitienne Rosalba Carriera (1675-1757) qui, la première, a sorti la technique du pastel de son rôle de second plan. Cependant, les pastels de Philippe Grosclaude ne sont ni doux ni suvaves, ils sont « masculins ». Pourquoi donc cet engouement pour le pastel s’il ne veut pas épuiser les possibilités inhérentes à ce procédé? parce qu’il construit son tableau couche après couche, parfois jusqu’à quarante l’une sur l’autre. S’il peignait à l’huile, il devrait attendre après chaque couche que la peinture soit sèche; avec l’acrylique, le séchage serait plus rapide, mais pas encore assez pour l’artiste. Les pastels lui permettent donc de les superposer, sans attendre (il faut préciser que, entre chaque couche, il étend de la craie grasse pour faciliter l’adhérence des pigments du pastel). Pour Grosclaude, ce processus est important dans l’exécution de son tableau. Certains artistes restent longtemps devant leur oeuvre, à réfléchir, pendant qu’ils y travaillent. Léonard de Vinci en est l’exemple parfait. D’autres travaillent simultanément sur quatre ou cinq toiles, peignant de l’une à l’autre. Ce n’est pas le cas de Grosclaude: il ne se concentre que sur une toile et ainsi doit-il pouvoir la peindre d’un seul trait. S’il ne peut aborder qu’une peinture à la fois, cela signifie qu’une seule chose le préoccupe, sa vision. A notre époque post postmoderniste, ce mot semble presque désuet, voire pompeux.

Je ne peux m’imaginer par ailleurs que l’instabilité actuelle puisse perdurer, La tendance naissante pourrait cependant aboutir là où Grosclaude oeuvre depuis le début: dans le tragique. Comment exprimer par le verbe la vision de Grosclaude, comment décrire son style? Chez Grosclaude, les formes abstraites s’accumulent, s’imbriquent, se superposent, s’interpénètrent en mouvements et contre-mouvements: elles sont arrondies, elliptiques, paraboliques, trapézoïdales et fusiformes. Rarement fermées, elles débordent souvent hors cadre. Outre la force d’expression de cette géométrie, nous sentons la liberté de la main, nous découvrons le griffonnage, le faisceau des traits; mais cet élément « tachiste » est maîtrisé, contenu. Le climat des teintes atteint rarement le glacial cosmique. Il est cependant réfrigérant, il blesse de ses bleus, bleus-verts, blancs et noirs. Cette ambiance inhospitalière est adoucie par l’apport des tons chauds de la terre, évoluant parfois dans l’intensité de l’orangé. Deux motifs intimement liés se dégagent de ce que je nomme la géométrie expressive de Grosclaude: le masque et l’étoile. Les visages dessinés souvent de trois-quarts ne portent pas de masques, ils sont masques. Figés dans des pauses héroïques, reflétant tristesse et douleur, dans une probable introspection.

Sans titre, 1988/22

Grosclaude donne aux traits de ses visages un caractère propre: les bouches sont pleines et lourdes, les nez forts, légèrement aquilins; l’arête en est exagérément longue et accroche la lumière alors que l’orbite de l’oeil est dans l’ombre; une coiffe, une capuche ou une lourde crinière de cheveux couvre le chef. Dans la mesure où Grosclaude représente toujours le même type austère de visage méditerranéen, on peut qualifier ces masques de figure d’icônes. Ces visages éclatent de lumière. Parfois d’albâtre gypseux, ils reflètent la mort, le vide, ou alors ils sont presque éteints, presque absorbés par les couleurs brûlantes qui les entourent. L’étoile de Groclaude, une figure de quatre à sept branches, repose parfois sur le masque, fréquemment dans son voisinage, ou encore isolée.

Ce symbole est aussi fixé dans son caractère, mais varie sans cesse. Grosclaude fait un petit clin d’oeil à la bande dessinée: nous croyons déceler là une pointe d’humour. Faut-il chercher dans cette étoile un symbole? Si tel est le cas, quelle en est la signification? L’artiste déclare lui-même que ses tableaux dans l’ensemble expriment toujours quelque chose de comparable à une explosion ou une implosion de l’être. Dans son esprit, ces forces explosives ou implosives pourraient quasiment se condenser. Pour ma part, je ne prétends pas que les étoiles de Philippe Grosclaude montrent le chemin au promeneur égaré; elles nous rappellent plutôt que, au-dessus de nos têtes, une puissance aveugle domine.

Fritz Billeter, Sous le signe du masque et de l’étoile, 1994

In: « Pour un autre regard », Françoise Jaunin, ABC-Verlag, Zurich 1994

Dominique VOLLICHARD

Une blessure magnifique

Impressionnante, la rencontre avec l’oeuvre du Genevois Philippe Grosclaude à L’Hôtel-de-Ville d’Yverdon. C’est la plongée pas nécessairement immédiate mais peu à peu inévitable, dans un tourbillon de couleurs intenses, d’apparitions remontées des profondeurs, parfois irisées, dont les savantes variations de tons voilent à peine la menace qu’elles recèlent. Pris au filet de ces grands mouvements, le spectateur devient poisson, malmené et séduit, emporté par des ondes puissantes, des lames de fond qui éclaboussent la surface des toiles et du papier en couches superposées, inquiétantes, attirantes pourtant.

Philippe Grosclaude, Sans titre, 1983/35

Peintures et gravures en forme de cri, maitrisé, modulé, les oeuvres de Philippe Grosclaude sont grosses de révolte et de violence, de douleurs juxtaposées et d’émerveillements subits, qui s’échinent à survivre. L’artiste, né en 1942 – dont la démarche a été plusieurs fois primée – a choisi la voie étroite, le fil du rasoir jusque dans ses outrances expressives. Littéralement possédé par la peinture, il lui voue une passion de marin au long cours, toujours en équilibre sur des abîmes.

Dans le maelström de ses compositions, fluides et compactes, des visages, masques de noyés affleurent. Qu’ils apparaissent dans des éclats de bleus vibratoires ou dans un magma de couleurs terre, feu et cendres, ils sont soumis à une sorte de gestation impitoyable. Les formes s’entrechoquent, les couleurs atteignent une saturation par moments électrisants. Rien de spontané pourtant, malgré les apparences; les grandes plages d’angoisse – mais détachées, mise à distance, presque sublimée – que lance le peintre sont lentement construites. Comme la lave du volcan se superpose en couches effrayantes et somptueuses.

Le mal de vivre compose sans cesse, laissant des traces étalées, vides, des marques sanglantes mais chatoyantes, des béances qui fascinent et des vestiges organiques troublants d’être à ce point accumulés. Au centre des préoccupations de Philippe Grosclaude, l’homme (résumé dans un visage anonyme) et sa condition, sa difficulté d’être, l’homme que chaque coup de pinceau accuse et exorcise en même temps, condamné aux obscurités vertigineuses de la matière et baignant dans des bleus inouïs comme un fœtus en perdition.

Une blessure magnifique s’ouvre dans chacune de ses œuvres aux formats souvent immenses, sauvages et raffinées, entre le spleen et la révolte. Le sentiment de l’absurde travaille au corps l’art de Philippe Grosclaude. Jusqu’à cette singulière transposition dans une lumière qui sourd de la toile ou du papier comme un suc amer et précieux.

24 heures – 28 mars 1990