Chloé CHARMILLOT

Au travers d’une sélection de grands formats et d’estampes, la Galerie de I’ ARTsenal à Delémont parcourt 30 ans de production du peintre et graveur Philippe Grosclaude. Des blessures intérieures aux faits sociétaux, I ‘artiste genevois fait de I ‘être humain le laboratoire de son art.

A Delémont, l’espace de la galerie est jalonné par une majorité de grandes toiles. En son centre, deux œuvres imposantes, quasi totémiques, sont suspendues dos à dos. A parcourir cet ensemble, dont la plus ancienne remonte à 1990, visiteuses et visiteurs peuvent observer les préoccupations de l’artiste. Philippe Grosclaude, né en 194[3] à Genève, puise ses inspirations dans la faille humaine. La fameuse blessure, celle qui interroge l’existence, tourmente l’esprit, l’entraine dans ses méandres et se prolonge dans les frasques de la société.

Diplômé de l’École des Beaux-Arts de Genève, Philippe Grosclaude est un artiste chevronné, son parcours est marqué par de nombreuses expositions en Suisse, notamment au Musée des beaux-arts du Locle en 2002, mais aussi dans différentes galeries en Suisse romande et alémanique, dont la Galerie Courant d’art à Chevenez et à la Graf & Schelble Galerie. Son travail artistique est par quatre fois récompensé par la Bourse fédérale des Beaux-Arts et par le Prix Boris Oumansky. L’année passée, la Fondation Atelier Philippe Grosclaude est née. Située à Carouge et dédiée aux rencontres interdisciplinaires, la Fondation s’inscrit dans une démarche engagée pour la diversité de 1’art et de la culture.

Une tension assumée

C’est dans le mariage de l’amplitude du geste et de l’agencement de formes abstraites géométriques que les peintures de Philippe Grosclaude déploient une tension assumée. Tandis que les dessins elliptiques ou ovoïdes verrouillent l’intérieur de la composition, les faisceaux tracés s’épanchent hors de l’œuvre. L’artiste est de ceux qui aiment transgresser les limites de la toile. Avec la confrontation simultanée des éléments clos a la fuite libre au-delà du cadre, les œuvres donnent l’impression d’irradier.

Génératrice d’émotions, cette résistance, ce double mouvement intérieur-extérieur témoigne de sa préférence pour les grands formats qui permettent l’accomplissement du geste. Cette amplitude s’accompagne d’un rendu d’exécution maitrisé, soigné. Les toiles ne sont pas le résultat d’un rapide achèvement, d’une fièvre de l’instinct, mais s’enracinent dans une nécessite intérieure constante et profonde. D’ailleurs, le dessinateur s’adonne à la réalisation d’une œuvre à la fois, et s’achemine dans sa création par strates successives. Une manière d’entrer dans la plénitude de l’acte, mais aussi d’accroitre une certaine consistance de l’œuvre.

Pastel et vélin

Philippe Grosclaude est physionomiste des émotions. Ses personnages, d’une présence énigmatique et statuaire, ne sont pourtant pas contorsionnés. Ils oscillent entre absence de face et portraits masqués. Purifiés de détails, les visages qui s’effacent alimentent l’exaltation des sensations. C’est dans ses estampes, des monotypes d’un format réduit, que les portraits d’hommes noirs prennent une autre importance, plus directe.

Pour produire ses compositions aux accents graphiques qui évoquent la bande dessinée, c’est le fusain, le crayon gras et principalement le pastel qui sont utilisés, tandis que les gravures sont réalisées sur papier vélin. L’utilisation de ce papier, soyeux par sa texture, et du pastel indique un attrait pour le travail sensible de la matière. Celui dont la signature s’inscrit en pyramide manipule le bâtonnet de couleur pour sa propriété onctueuse. Le pastel offre un rendu plus suave, accentue la profondeur, charge les œuvres d’une douce intensité tactile. Finalement, si Philippe Grosclaude nous confronte à notre humanité, tant dans ce qu’elle a de plus intime que dans son universalité, son art semble être avant tout un outil d’expérimentation de sa réalité.

CHLOÉ CHARMILLOT


Le Quotidien Jurassien, n° 215, 18 septembre 2021

Delémont, Galerie de I’ ARTsenal
«Philippe Grosclaude – Pastels et monotypes»
septembre 2021

Philippe MATHONNET

Les doutes et les forces de l’être humain jaillissent des oeuvres de Philippe Grosclaude

BEAUX-ARTS – L’artiste genevois n’avait pas exposé en Suisse romande depuis huit ans. Mais, au Musée des beaux-arts du Locle, il montre qu’il a encore étoffé son talent, avec une palette de techniques, d’écritures et de propositions plus large que jamais.

Les doutes et les forces de l’être humain jaillissent des oeuvres de Philippe Grosclaude

Cela fait huit ans, depuis 1994, qu’aucun galeriste n’a montré le oeuvres de Philippe Grosclaude en Suisse romande. Mais voilà qu’une exposition au Musée des beaux-arts du Locle remet en lumière cet artiste genevois. Avec une soixantaine de travaux, réunissant grands pastels et monotypes, aussi habités que précédemment mais aussi pleins de renouveau. Où l’être humain se trouve toujours confronté avec lui-même, avec les contraintes qui le tiraillent. Des énergies et résistances qui sourdent des profondeurs.

Ces forces ne sont pas sans évoquer les tensions qui président à la création picturale. Ainsi, l’apprêt des couches de fond demande à l’artiste une longue préparation: entre douze et quinze glacis initiaux et autant de ponçages successifs. Ainsi obtient-il de ses grandes toiles le répondant que lui procurerait une feuille de papier n’absorbant pas mais réverbérant l’éclat de ses poudres de pastel. Un effet auquel Grosclaude tient particulièrement, concédant que « travailler lentement, il lui faut ce retour rapide, cette réponse technique et visuelle qui donnent l’impression que la lumière vient de derrière la toile ». Cette exigence du travail, cette discipline «du faire», comme le dit l’artiste, est importante pour lui.

Philippe Grosclaude oeuvre inlassablement, huit à dix heures par jour, parfois plus, samedi et dimanche compris, régulièrement. C’et une affaire de rythme et de rites. Et l’affaire ici tient de la méditation. Lui-même se voit comme « un moine qui accomplit son ministère ». Et si « la continuelle nécessité d’oeuvrer », comme il l’écrit en préambule du fascicule édité pour l’exposition locloise, consiste à « établir, à longueur de vie, sa propre relation au monde et tente de rendre compte des ébranlements que tout être subit dans sa traversée de l’existence », à la longue et avec l’âge – il est né en 1942 – s’engrange un gain d’apaisement. Là où, auparavant sur ses toiles, deux personnages opposés donnaient l’impression de s’affronter environnés d’étincelles, dans Transfert (2000), choisi pour l’affiche, ils semblent désormais échanger des ondes bénéfiques.

Vert Peru

Pour autant, Grosclaude n’en est pas à vagabonder dans l’irréel. Au contraire. Comme l’écrit Christophe Gallaz dans le texte intitulé Le secours, inséré dans le fascicule: « Philippe Grosclaude atteste notre difficulté d’être au monde. Mais à mesure qu’il l’atteste, il vous aide (et s’aide) autant qu’il peut. Manquez-vous de ces repères qui vous définissent comme un être social au coeur de la Cité? Vous les découvrirez là, semés sur la toile ». Et vous vous retrouverez à partager des sentiments. Vous serez à nouveau éberlué devant Les Orgues de Manhattan (2001) et la vision fumante de leurs restes effondrés. Ou enchantés par les trois masques superposés de Vert-Perù (1997), qui vous rattachent au plus large des patrimoines.

Mais attention, l’homme est son propre ennemi. Les architectures que l’artiste introduit dans ses compositions vantent la capacité de construction de l’humain, y compris son aptitude à se construire lui-même mais dans Ruche (2001), elles dénoncent sa complaisance à s’enferrer dans ses propres labyrinthes et vaines élucubrations. La solution? L’ouverture aux autres mentalités. C’est le message des visages négroïdes qui émergent des pastels de Groslcaude. A ses yeux, « le continent africain est celui de l’avenir, celui qui, par sa spontanéité et des potentialités qui ne demandent qu’à éclore, pourrait apporter les plus grands renouvellements ».

L’artiste réclame d’ailleurs «la liberté de surprise». C’est une des fonctions de son recours aux monotypes, ces estampes obtenues par encrage d’une plaque de verre dont on ne peut jamais contrôler le résultat. Au même titre que les illustrations retravaillées par ordinateur – son site www. philippegrosclaude.com -, puis transférées sur la toile par report, lui permettent de brouiller les sensations. Philippe Grosclaude à la maîtrise d’un éventail et d’un mélange de technique et d’écritures (écumes de peintures, colorations contrastées ou en camaïeu, gestualité impatiente, tracés précis, estompe) qui redonne souffle et puissance à quiconque regarde ses compositions.

Christophe GALLAZ

Le secours

Vous vivez en ce début de XXIe siècle. Il y règne du bruit, de la vitesse, de la publicité, de la guerre, du mépris, de l’arrogance, du jeu criminel – et secrètement, par-devers tout cela, notre solitude intime au milieu de la foule, notre énergie machinale qui nous précipite en d’absurdes tâches, notre inculture face à l’Autre, nos jouissances volatiles et nos chagrins qui s’étirent, notre peur de vieillir et notre inaptitude à la mort: une désunion systématique des choses anciennes et des choses nouvelles.

Vous vous demandez dans ces circonstances: mais qui suis-je, au fond? quel est mon être vrai? quels sont ma maison, ma ville, mon pays? Si tout cela n’était qu’échos, masques et reflets? Si les rues qui m’environnent, l’alignement de leurs toits et l’envers de leurs façades, n’étaient que les éléments d’un décor illusoirement utile à mon habitat? Si mon passage dans l’Histoire des humains n’était que le fil d’un tissu général élaboré par le hasard, et mes congénères que le signe d’un amusement extérieur à l’ordre humain?

Si vous en êtes à ce point, contemplez donc le travail de Philippe Grosclaude. C’est une suite d’images simples à décrire. Ici, des voûtes en enfilade, serties dans une architecture indéfinissable. Là, des motifs géométriques et des volumes cubiques au milieu d’une écume et d’une couleur évoquant la mer originelle. Ailleurs, des visages qui paraissent émaner d’un modèle archétypique, au front lisse surmontant un nez aquilin. Ou de simples masses fluides suggérant des êtes absents, disparus ou jamais nés. Tels sont les jeux de la présence humaine, en voie d’apparition et d’effacement perpétuels, au milieu de ses décors artificiels ou rêvés. Philippe Grosclaude atteste notre difficulté d’être au monde. Mais à mesure qu’il l’atteste, il vous aide (et s’aide) autant qu’il peut. Manquez-vous de ces repères qui vous définissent comme un être social au coeur de la Cité? Vous les découvrirez là, semés sur la toile. Avez-vous perdu quelques fragments de votre propre silhouette? Vous les apercevez juste à côté. A vous d’arpenter la matière peinte, et d’accorder librement ce que vous y voyez. Songez seulement que les représentations du passé s’articulent plus fidèlement le présent se connaît mal au point de ne pas indiquer son propre avenir. C’est le jeu de notre époque. Ouvrez donc l’oeil exactement comme il faut, sans espoir excessif, mais de manière aigèe, et vous reprendrez vie. Cet art, comme tout miroir, porte secours.

In Cat.: « Philippe Grosclaude », Christophe GallazMusée des beaux-arts de la Ville du Locle, 2002

Christophe GALLAZ

[…] Je ne suis ni critique d’art ni gardien de peinture (comme on dit gardien de prison ou gardien de musée), c’est-à-dire que je suis emporté non par ma science et ce que je serais tenu d’en faire socialement valoir aujourd’hui, mais par la vie dans son désordre ou selon ses propres voeux – comme vous.

Regardez les œuvres de Philippe Grosclaude […] et songez à la trajectoire de votre existence, et songez au passage de cette trajectoire dans notre époque. La fin d’un siècle. Du bruit, de la fureur, des miroirs, de la vitesse, de la publicité, les médias, et sous tout cela notre misère, notre courage de vivre et notre absence de courage de vivre ou notre absence de courage, l’Autre et nous-mêmes, nos jouissances, notre terreur de vieillir ou notre effroi devant l’éternité.

Rebobinez les années. Pensez à votre naissance puis à votre enfance. On commence par advenir dans le cadre. On provient d’autres images célèbres ou non, on provient d’autres familles, on provient d’autres styles, d’autres sociétés, d’autres peintres, du fond de l’Histoire humaine. Qui sommes-nous ? Quel est notre visage ? C’est ce qu’on essaiera toujours de savoir et c’est ce qu’on ne saura jamais. Ce visage change. Il apparaît, disparaît, se transforme, se laisse recouvrir, se dissimule.

Tri-angles, 1991/14

Regardez […]. Être là  sans en avoir l’air – ou l’inverse. Arborer parfois une physionomie qu’on croirait sortie d’un modèle archétypique, au front lisse et au nez aquilin. Arborer parfois la figure d’un autre homme ou d’une autre femme qui aurait pu paraître précédemment en tant que photographie dans un journal ou dans un magazine d’actualité, par exemple, et qu’on reconnaît comme étant la nôtre parce qu’elle souffre, hurle ou rit plus véridiquement que nous-mêmes ne parvenons à la faire dans notre propre vie. Ou encore arborer ce qui semble une absence de visage, seulement ses symptômes abstraits, sa mise en chair chromatique, seulement des couleurs et des épaisseurs sur la toile, seulement leur rythme, leur violence et leur tension vers l’impossible harmonie.

Voilà la peinture de Philippe Grosclaude. Les jeux du masque comme signe de notre difficulté, perpétuellement récurrente et combattue, d’être au monde. C’est un chant de vraie solidarité parce qu’il déploie sur un terrain non pas d’affirmation, ce qui nous rapprocherait de la solidarité militaire, mais sur un terrain miné, celui du réel, où chacun d’entre nous tour à tour advient puis se fait engloutir et même dissoudre par les formes et les teintes ambiantes, qui sont implacablement sereines, comme vous le savez, comme vous le voyez, sinon souriantes, de la fatalité.

Là […] au milieu de cette toile, cette ombre ! Et là, ce semblant de bouche ! Et là, cette tête ! Et cette trace de geste ! Et ce souvenir de passage ! C’est vous. Et là, c’est vous. Vous êtes reconnaissable, chacun d’entre vous. Vous voilà qui passez d’une toile à l’autre, d’un destin à l’autre, toujours le même, vaillants et désespérés, ou désespérés et vaillants. Le flux, notre époque. La vie, comme je disais tout à l’heure.

Sans titre, 1990/26

Christophe Gallaz – texte lu lors du vernissage de l’exposition au Château d’Avenches7 mai 1997

1 – Tri-angles, 1991/14 – pastel et crayon gras sur toile – 200 x 150 cm
2 – Sans titre, 1994/06 – pastel et mine de plomb sur papier – 45 x 34 cm

Laurent WOLF

Après Zurich, le Genevois expose à domicile et un livre sur son oeuvre paraît aux Editions ABC, en français et en allemand.

L’ouvrage est préfacé par Fritz Billeter, le rédacteur culturel du Tages-Anzeiger. Il se referme sur un texte d’Elias Canetti, tiré de Masse et puissance, Françoise Jaunin l’évolution de l’artiste. Et de nombreuses reproductions de grande qualité permettent de se faire une idée précise de son parcours. C’est l’introduction idéale à l’exposition genevoise. De l’Ecole des Beaux-Arts de Genève (encore très académique au début des années 60) aux grands pastels d’aujourd’hui on observe plusieurs ruptures qui se manifestent, comme c’est souvent le cas chez les peintres par des changements de techniques.

En 1969, Grosclaude abandonne la peinture à l’huile pour la peinture acrylique. A partir de 1976, il utilisera principalement le pastel. Si, pour le spectateur de l’oeuvre, la technique n’est visible que par son résultat et par l’apparence des tableaux, elle est pour le peintre une affaire de temps, de rythmes de travail. Grosclaude le dit lui-même, il est venu au pastel pour échapper aux contraintes du séchage. L’huile sèche très lentement (en plusieurs heures), l’acrylique plus rapidement (en quelques minutes). Mais l’artiste doit dans les deux cas s’adapter au temps de séchage qui produit de plus, un changement d’état de la surface entre le moment où le peintre pose la touche de couleur et celui où il peut revenir dessus sans la dénaturer.

Avec le pastel, cette poudre colorée comprimée en bâtonnet (à peu près de la forme et de la consistance d’une craie), Grosclaude trace des lignes sur la toile ou sur le papier. Il peut le faire en continu sans que rien d’extérieur à son propre rythme ne vienne l’interrompre ou le contraindre. C’est la succession des gestes qui finit par tisser, trait après trait, surface après surface, les couches successives du tableau. Grosclaude dit qu’il en superpose ainsi trente à quarante. Cette description technique n’a de sens que parce qu’elle est une clé pour comprendre l’oeuvre de Philippe Grosclaude. Avec son geste répétitif parfois doux et parfois brutal, couvrant pendant des heures les grandes surfaces de ses peintures, Grosclaude s’immerge littéralement dans son ouvrage, dans le rythme de cet ouvrage. Le visiteur peut se contenter de regarder la toile dans l’état où le peintre l’a laissée et la donne à voir. Cela s’appelle jeter un coup d’oeil.

Mais il peut aussi laisser le temps à ses yeux d’explorer la surface, littéralement d’explorer le volume de la surface. Il traverse ainsi du regard la succession des traits et des couches de pastel et il remonte dans la durée de l’oeuvre vers son origine.

Grosclaude commence ainsi ses tableaux: il imagine une situation, un ou plusieurs personnages dans une situation, un moment de vie catastrophique, lié à la peine ou à la difficulté d’être. Par exemple, il esquisse sur la surface encore presque blanche de la toile ou du papier trois personnages qui se tournent le dos. Il commence à vivre avec eux, traçant ses traits colorés jusqu’à ce qu’ils forment des surfaces et prennent corps. Devant cette oeuvre, on est comme un intrus qui, entrant par mégarde dans une chambre, surprendrait un événement, une dispute, un accident. L’arrivée de l’intrus suspend un instant la scène, il y a un silence, une brève immobilité. Rien n’est vraiment visible, mais tout témoigne qu’il s’est passé quelque chose, que quelque chose va recommencer.

Son geste répétitif,
parfois doux,
parfois brutal

Regardées brièvement, comme des images, les peintures de Grosclaude apparaissent comme des variations autour d’un thème: les hommes ne communiquent pas entre eux, et c’est la source du drame, de la souffrance, de la cruauté. Regardées de plus près, attentivement, elles témoignent de la lutte du peintre pour communiquer avec ses personnages, pour lever leur mystère, pour communiquer avec nous et sans doute avec lui-même.

Laurent Wolf, « Philippe Grosclaude – Exposition et monographie » – Le Nouveau Quotidien – 18 avril 1994

Alain PENEL

L’artiste genevois fête avec éclat trente ans de peinture. Un grand éditeur alémanique publie une monographie, deux galeries l’exposent. En général, les mécènes ont joué le jeu.

Zurich ne rend pas hommage tous les jours à un artiste genevois. Ni même tous les ans. Par une sorte de grâce, Philippe Groslcaude bénéficie de ce coup de projecteur rarissime. Un important éditeur zurichois, Weltwoche-ABC-Verlag lui consacre une monographie. Parce que son texte colle au propos du peintre, un Prix Nobel qui réside sur les bords de la Limmat a même accepté qu’un extrait de l’une de ses oeuvres majeures, Masque et puissance (Ed. Gallimard) figure dans ce livre d’art: Elias Canetti pourtant n’aime pas tronçonner ses écrits. En même temps, avant d’atterrir dès le 14 avril chez Anton Meier à Genève, Grosclaude expose à la Galerie Arteba à Zurich.

Peindre «contre»

Ces démonstrations constituent le clou que le peintre genevois a commencé à enfoncer en 1964 dans une galerie de Sion. La monographie qui paraît aujourd’hui, due à la plume de Françoise Jaunin comble ce que ne peut raconter une exposition en quelques cent cinquante pages, elle retrace trente ans de carrière. Vu le coût du projet, sa réalisation n’aurait pas pu être menée à terme par le seul éditeur. Des mécènes comme la SBS, Pro Helvetia, le Fonds Rapin, Teo Jakob ou les collectionneurs privés ont ouvert leur porte-feuille. Sollicitée, la Ville de Genève, à cause de ses difficultés budgétaires et malgré la politique de l’arrosoir qu’elle affectionne, a sèchement refusé d’apporter une petite contribution. Elle se rattrapera peut-être autrement.

Comme le rappelle Françoise Jaunin, Grosclaude peint contre (« Contre les injustices du monde, contre la bêtise et l’absurdité, contre sa propre angoisse existentielle, contre l’inguérissable blessure de l’être »). L’artiste a ressenti le (provisoire) refus de l’officialité genevoise non pas tant comme une vexation que comme l’expression du désordre habituel des choses. Le bouillonnement de la culture et de la création désempare souvent le politique. Mais, comme beaucoup d’autres artistes, Grosclaude se situe en dehors de ces jeux stériles.

Originaire d’ici, le peintre a un faible pour Genève, mais l’introspection qui en émane et la tradition calviniste ne sont pas son fort. « On est ce qu’on est, explique-t-il. je ne fais pas de l’introspection, mais du développement. La peinture, ce n’est pas intérieur. Avant tout, c’est se développer vers l’extérieur, essayer de s’ouvrir. La peinture, c’est une aventure ».

Couche par couche

Cette aventure, Groaclaude l’a attaquée dans les années 60 avec l’huile et l’acrylique. En 1976-78, il a pris le virage du pastel. « Le mot pastel, écrit Fritz Billeter, le préfacier du livre, évoque invariablement la suavité des teintes, la grâce d’un Renoir ou le scintillement poudré du rococo« . Mais, chez le peintre genevois, les pastel « ne sont ni doux ni suaves, ils sont «masculins».

Si, en cours de route, il a changé de matière, Grosclaude n’a jamais lâché sa trajectoire. D’une part, il construit toujours ses tableaux couche par couche. De l’autre, parmi ses formes abstraites accumulées ou imbriquées, il place constamment une figure, un masque ou une tête, voire une étoile, sortes de vigiles qui « nous rappellent (…) que, au-dessus de nos têtes, une puissance aveugle domine« .

Grosclaude, dès ses débuts, a essayé de montrer, comme le dit Fritz Billeter, « quelque chose de comparable à une explosion ou une implosion de l’être ». Même s’il prend aujourd’hui un nouveau départ, le peintre genevois n’a jamais dévié d’une route d’incandescence sous les étoiles.

Alain Penel, « Exposition à Zurich et monographie », – Tribune de Genève – samedi-dimanche 19-20 mars 1994

Fritz BILLETER

Sous le signe du masque et de l’étoile

Depuis 1978, après avoir peint à l’huile et l’acrylique, Philippe Grosclaude se consacre au pastel. Le mot pastel évoque invariablement la suavité des teintes, la grâce d’un Renoir ou le scintillement poudré du rococo. Peut-être n’est-ce pas un hasard si c’est une artiste, la vénitienne Rosalba Carriera (1675-1757) qui, la première, a sorti la technique du pastel de son rôle de second plan. Cependant, les pastels de Philippe Grosclaude ne sont ni doux ni suvaves, ils sont « masculins ». Pourquoi donc cet engouement pour le pastel s’il ne veut pas épuiser les possibilités inhérentes à ce procédé? parce qu’il construit son tableau couche après couche, parfois jusqu’à quarante l’une sur l’autre. S’il peignait à l’huile, il devrait attendre après chaque couche que la peinture soit sèche; avec l’acrylique, le séchage serait plus rapide, mais pas encore assez pour l’artiste. Les pastels lui permettent donc de les superposer, sans attendre (il faut préciser que, entre chaque couche, il étend de la craie grasse pour faciliter l’adhérence des pigments du pastel). Pour Grosclaude, ce processus est important dans l’exécution de son tableau. Certains artistes restent longtemps devant leur oeuvre, à réfléchir, pendant qu’ils y travaillent. Léonard de Vinci en est l’exemple parfait. D’autres travaillent simultanément sur quatre ou cinq toiles, peignant de l’une à l’autre. Ce n’est pas le cas de Grosclaude: il ne se concentre que sur une toile et ainsi doit-il pouvoir la peindre d’un seul trait. S’il ne peut aborder qu’une peinture à la fois, cela signifie qu’une seule chose le préoccupe, sa vision. A notre époque post postmoderniste, ce mot semble presque désuet, voire pompeux.

Je ne peux m’imaginer par ailleurs que l’instabilité actuelle puisse perdurer, La tendance naissante pourrait cependant aboutir là où Grosclaude oeuvre depuis le début: dans le tragique. Comment exprimer par le verbe la vision de Grosclaude, comment décrire son style? Chez Grosclaude, les formes abstraites s’accumulent, s’imbriquent, se superposent, s’interpénètrent en mouvements et contre-mouvements: elles sont arrondies, elliptiques, paraboliques, trapézoïdales et fusiformes. Rarement fermées, elles débordent souvent hors cadre. Outre la force d’expression de cette géométrie, nous sentons la liberté de la main, nous découvrons le griffonnage, le faisceau des traits; mais cet élément « tachiste » est maîtrisé, contenu. Le climat des teintes atteint rarement le glacial cosmique. Il est cependant réfrigérant, il blesse de ses bleus, bleus-verts, blancs et noirs. Cette ambiance inhospitalière est adoucie par l’apport des tons chauds de la terre, évoluant parfois dans l’intensité de l’orangé. Deux motifs intimement liés se dégagent de ce que je nomme la géométrie expressive de Grosclaude: le masque et l’étoile. Les visages dessinés souvent de trois-quarts ne portent pas de masques, ils sont masques. Figés dans des pauses héroïques, reflétant tristesse et douleur, dans une probable introspection.

Grosclaude donne aux traits de ses visages un caractère propre: les bouches sont pleines et lourdes, les nez forts, légèrement aquilins; l’arête en est exagérément longue et accroche la lumière alors que l’orbite de l’oeil est dans l’ombre; une coiffe, une capuche ou une lourde crinière de cheveux couvre le chef. Dans la mesure où Grosclaude représente toujours le même type austère de visage méditerranéen, on peut qualifier ces masques de figure d’icônes. Ces visages éclatent de lumière. Parfois d’albâtre gypseux, ils reflètent la mort, le vide, ou alors ils sont presque éteints, presque absorbés par les couleurs brûlantes qui les entourent. L’étoile de Groclaude, une figure de quatre à sept branches, repose parfois sur le masque, fréquemment dans son voisinage, ou encore isolée.

Ce symbole est aussi fixé dans son caractère, mais varie sans cesse. Grosclaude fait un petit clin d’oeil à la bande dessinée: nous croyons déceler là une pointe d’humour. Faut-il chercher dans cette étoile un symbole? Si tel est le cas, quelle en est la signification? L’artiste déclare lui-même que ses tableaux dans l’ensemble expriment toujours quelque chose de comparable à une explosion ou une implosion de l’être. Dans son esprit, ces forces explosives ou implosives pourraient quasiment se condenser. Pour ma part, je ne prétends pas que les étoiles de Philippe Grosclaude montrent le chemin au promeneur égaré; elles nous rappellent plutôt que, au-dessus de nos têtes, une puissance aveugle domine.

Fritz Billeter, Sous le signe du masque et de l’étoile, 1994

In: « Pour un autre regard », Françoise Jaunin, ABC-Verlag, Zurich 1994

Dominique VOLLICHARD

Impressionnante, la rencontre avec l’oeuvre du Genevois Philippe Grosclaude à L’Hôtel-de-Ville d’Yverdon. C’est la plongée pas nécessairement immédiate mais peu à peu inévitable, dans un tourbillon de couleurs intenses, d’apparitions remontées des profondeurs, parfois irisées, dont les savantes variations de tons voilent à peine la menace qu’elles recèlent. Pris au filet de ces grands mouvements, le spectateur devient poisson, malmené et séduit, emporté par des ondes puissantes, des lames de fond qui éclaboussent la surface des toiles et du papier en couches superposées, inquiétantes, attirantes pourtant. 

Peintures et gravures en forme de cri, maitrisé, modulé, les oeuvres de Philippe Grosclaude sont grosses de révolte et de violence, de douleurs juxtaposées et d’émerveillements subits, qui s’échinent à survivre. L’artiet, né en 1942 – dont la démarche a été plusieurs fois primée – a choisi la voie étroite, le fil du rasoir jusque dans ses outrances expressives. Littéralement possédé par la peinture, il lui voue une passion de marin au long cours, toujours en équilibre sur des abîmes.

Dans le maelström de ses compositions, fluides et compactes, des visages, masques de noyés affleurent. Qu’ils apparaissent dans des éclats de bleus vibratoires ou dans un magma de couleurs terre, feu et cendres, ils sont soumis à une sorte de gestation impitoyable. Les formes s’entrechoquent, les couleurs atteignent une saturation par moments électrisants. Rien de spontané pourtant, malgré les apparences; les grandes plages d’angoisse – mais détachées, mise à distance, presque sublimée – que lance le peintre sont lentement construites. Comme la lave du volcan se superpose en couches effrayantes et somptueuses.

Le mal de vivre compose sans cesse, laissant des traces étalées, vides, des marques sanglantes mais chatoyantes, des béances qui fascinent et des vestiges organiques troublants d’être à ce point accumulés. Au centre des préoccupations de Philippe Grosclaude, l’homme (résumé dans un visage anonyme) et sa condition, sa difficulté d’être, l’homme que chaque coup de pinceau accuse et exorcise en même temps, condamné aux obscurités vertigineuses de la matière et baignant dans des bleus inouïs comme un foetus en perdition.

Une blessure magnifique s’ouvre dans chacune de ses oeuvres aux formats souvent immenses, sauvages et raffinées, entre le spleen et la révolte. Le sentiment de l’absurde travaille au corps l’art de Philippe Grosclaude. Jusqu’à cette singulière transposition dans une lumière qui sourd de la toile ou du papier comme un suc amer et précieux.

24 heures – 28 mars 1990

Philippe Marthonnet
Au sujet d’une exposition;Galerie Anton Meier, Genève 1984

Moins âpres, moins excessives que précédemment, ses oeuvres continuent pourtant d’entraîner le spectateur dans un maelström infernal.

Grosclaude ou la tension maîtrisée

Une trace dynamique qui se heurtait à l’intransigeance d’une forme géométrique. Une tête emmanchée d’un long cou se dressant dans la tourmente de lignes virevoltantes qui l’assaillaient. Un cri qui s’engluait dans un fond d’acryliques glauque. Grosclaude, il y a quelques années, clamait ses méfiances, ses révoltes et ses défis avec outrance. Graphiquement, les oppositions étaient nettes, se réduisaient à des confrontations tranchées et dites en quelques signes, en quelques figures. C’était formulé sèchement, sans fioritures. L’univers peint était glacial. Dans les dessins, la mine de plomb était alors presque la seule à argumenter et tout se réglait à peu près exclusivement entre le noir et le blanc. Les couleurs, plutôt rares, ménageaient les transitions. Peu à peu, elles ont pris du corps. Mais tout en tempérant les emportements, elles ont installé des zones agitées par un remuement plus inexorable encore. Les luttes sont devenues plus sourdes.

Les propos de Philippe Grosclaude s’énoncent maintenant en termes moins âpres. Non que les écartèlements qui le tiraillaient le déchirent moins. Mais son langage paraît ne plus devoir recourir à autant d’excès pour notifier sa puissance. L’organisation plastique y supplée de meilleure manière. Surtout, les affrontements n’apparaissent plus aussi personnalisés. Grosclaude a dépassé ou plutôt est revenu en deça de la dépense d’énergie pure, du jeu d’escrime contre ses propres angoisses. Une translation s’est produite vers la transcription de tourments, d’oppressions, de luttes plus vastes, plus diffuses, où le spectateur se sent davantage englobé, impliqué. Les propositions esthétiques se sont d’ailleurs faites à son endroit moins rébarbatives. Elles ne se dédisent cependant point. Elles l’enveloppent plus sournoisement. Elles assènent leurs coups moins directement, sans pourtant les enrober. Sans tomber dans le travers de la séduction, elles ménagent aux regards plus d’alternances. Les compositions sont moins abruptes. L’occupation de l’espace est plus richement meublée, les nuances sont plus diversifiées.

Grosclaude ou la tension maîtrisée

Les tons ont acquis une réelle profondeur, la main de l’artiste laissant entrevoir le travail du pastel en ses multiples couches, avec ses reprises, ses surajouts. L’amplitude différente des traits indiquant presque comment le geste a fait « monter la mayonnaise ». Richesse de matière qui s’accompagne judicieusement d’une diversification des ingrédients. Des particules, des vibrions, des points, des gros grains viennent truffer certaines zones, contrbuant à augmenter l’impression de dynamisme, roulant l’être humain dans un maelström de plus en plus infernal. On pourrait croire que Grosclaude succombre au courant néo-impressionniste actuel. Il ne lui doit rien. Son répertoire de signes, les éclatements qui dispersent les énergies, les étoiles qui filent au travers de la composition existaient chez lui bien avant. Comme un dompteur peut le réussir après un patient travail, sa dlmonstration est toute de tension maîtrisée mais d’autant plus fascinante, alors que ceux auxquels on voudrait les assimiler s’abîment en purs gaspillages.

Philippe Mathonnet, Grosclaude ou la tension maîtrisée – Journal de Genève – 8 mars 1984

Charles GOERG

Le dessin suisse 1970 – 1980
Philippe Grosclaude

Depuis 1963, Philippe Grosclaude a abandonné la peinture pour se consacrer exclusivement au dessin. Il utilise le grand format qui correspond à l’ampleur de son geste el de ses formes. Il part, sans esquisse préalable, d’une idée première dont les sources d’inspiration proviennent des dessins précédents. Mais cette idée se modifie au cours du travail dont l’élaboration est lente. Il s’ensuit que l’ensemble des dessins de Philippe Grosclaude forme un tout homogène dont chaque partie est liée aux autres.

Autour de l’être humain, une thématique commune se dégage, provoquée par la confrontation de l’artiste à la société, affrontement douloureux, générateur de violence.

Celle-ci est dénoncée par les visages et les mains, traités non dans leur individualité mais dans leur généralité. La ligne tantôt les dramatise tantôt stylise les visages à la façon des masques nègres. L’expression de cette violence est cependant contenue par la structure de la composition que charpentent les formes organiques, atteignant la troisième dimension.

L’état conflictuel est souligné par l’utilisation presque exclusive du noir et du blanc. S’il y a couleurs froides (le bleu par exemple) elles fonctionnent comme des valeurs pour ménager un passage entre le noir et le blanc. S’il y a couleur chaude (rouge ou orange), il ne s’agit que d’une tache qui augmente la tension entre le noir et le blanc.

Mais Philippe Grosclaude n’est pas un artiste expressionniste parce que la maîtrise et la discipline qu’il applique à son œuvre contrôlent l’irrationnel pour parvenir à un juste équilibre entre le dynamisme et la retenue.

Charles Goerg, Philippe Grosclaude

In: « Le dessin suisse 1970-1980 », Musée d’art et d’histoire, Genève 1982