Dominique VOLLICHARD – Une blessure magnifique, 1990

Dominique VOLLICHARD

Impressionnante, la rencontre avec l’oeuvre du Genevois Philippe Grosclaude à L’Hôtel-de-Ville d’Yverdon. C’est la plongée pas nécessairement immédiate mais peu à peu inévitable, dans un tourbillon de couleurs intenses, d’apparitions remontées des profondeurs, parfois irisées, dont les savantes variations de tons voilent à peine la menace qu’elles recèlent. Pris au filet de ces grands mouvements, le spectateur devient poisson, malmené et séduit, emporté par des ondes puissantes, des lames de fond qui éclaboussent la surface des toiles et du papier en couches superposées, inquiétantes, attirantes pourtant. 

Peintures et gravures en forme de cri, maitrisé, modulé, les oeuvres de Philippe Grosclaude sont grosses de révolte et de violence, de douleurs juxtaposées et d’émerveillements subits, qui s’échinent à survivre. L’artiet, né en 1942 – dont la démarche a été plusieurs fois primée – a choisi la voie étroite, le fil du rasoir jusque dans ses outrances expressives. Littéralement possédé par la peinture, il lui voue une passion de marin au long cours, toujours en équilibre sur des abîmes.

Dans le maelström de ses compositions, fluides et compactes, des visages, masques de noyés affleurent. Qu’ils apparaissent dans des éclats de bleus vibratoires ou dans un magma de couleurs terre, feu et cendres, ils sont soumis à une sorte de gestation impitoyable. Les formes s’entrechoquent, les couleurs atteignent une saturation par moments électrisants. Rien de spontané pourtant, malgré les apparences; les grandes plages d’angoisse – mais détachées, mise à distance, presque sublimée – que lance le peintre sont lentement construites. Comme la lave du volcan se superpose en couches effrayantes et somptueuses.

Le mal de vivre compose sans cesse, laissant des traces étalées, vides, des marques sanglantes mais chatoyantes, des béances qui fascinent et des vestiges organiques troublants d’être à ce point accumulés. Au centre des préoccupations de Philippe Grosclaude, l’homme (résumé dans un visage anonyme) et sa condition, sa difficulté d’être, l’homme que chaque coup de pinceau accuse et exorcise en même temps, condamné aux obscurités vertigineuses de la matière et baignant dans des bleus inouïs comme un foetus en perdition.

Une blessure magnifique s’ouvre dans chacune de ses oeuvres aux formats souvent immenses, sauvages et raffinées, entre le spleen et la révolte. Le sentiment de l’absurde travaille au corps l’art de Philippe Grosclaude. Jusqu’à cette singulière transposition dans une lumière qui sourd de la toile ou du papier comme un suc amer et précieux.

24 heures – 28 mars 1990