Peinture acryl dès 1972
acryl sur toile

Les plans vibrants sont devenus des surfaces planes uniformément colorées, le geste glissant du hasard s’est transformé en cerne ou pointillé volontaire, les hésitantes modulations colorées ont cédé la place à une construction lumineuse où chaque chose a sa place ; l’espace devient présence dynamique et mystérieuse. […]

Cette lumière mystérieuse qu’il porte, il la sécrète dans ses rapports de couleurs et de valeurs longuement travaillés par transparence ; planes dans leur définition, ses surfaces creusent un espace profond par leurs contrastes. Qu’ils soient formes géométriques ou symboles humains, ses plans vibrent dans leurs rapprochements de l’angoisse qu’il y a à chercher à les situer dans une autre réalité où les couleurs du verbe deviendraient celles de la conscience.

Par sa démarche, Grosclaude s’apparente aux intimistes, à ceux qui assument les mystères de leur être avant d’en rechercher les effets dans la nature, mais aussi aux constructivistes par sa rigueur plastique. Il allie la fermeté spirituelle des dessins ou gravures de Gleizes au réalisme pictural de Léger. Ce qu’il dit vient directement de son âme, mais il l’écrit avec des moyens simples, directs, volontaires qui rejoignent la vérité de ce qu’ils servent par l’objectivité de leur présence. Le style de Grosclaude, c’est cette manière d’affirmer le réel jusqu’à l’effacement, d’opposer les surfaces les plus arides dans un espace d’une grande cohérence, de contraster les volumes et les surfaces dans un équilibre tendu et vivant, de mêler la transparence de l’air à l’épaisseur de la chair, de définir sans interdire la communication et l’échange.

Le courage qu’il fallut au peintre pour assumer ses contradictions donne à cette peinture les couleurs d’une vérité qui ne peut laisser insensible sur le plan de l’expression, ni celui de sa formulation.

Grosclaude – Peintures – Gouaches, Jean-Luc Daval – Galerie Anton Meier, Genève, exposition 1er – 14 novembre 1973

Philippe Grosclaude, Edmond CHARRIERE
Philippe Grosclaude, Edmond Charrière, Kunst-Bulletin des Schweizerischen Kunstvereins, 12, Dezember 1979
Sans titre, 1975/20

La peinture de Grosclaude met en jeu bien des résistances : les siennes, mais aussi celles qu’elle provoque chez qui la regarde ; elle s’accommode mal à la classification, aux catégories, aux références de la critique mais surtout elle ne s’accommode guère de ses jugements. Ne cherchant pas à séduire, elle se soustrait, tant que faire se peut, à toute tentative d’assujettissement.

Si du moins, pour notre tranquillité, nous pouvions l’affubler des oripeaux de l’art brut ! Malheureusement Grosclaude ne se porte pas si mal : chaque matin, comme un petit fonctionnaire, il gagne son atelier bien installé, bien chauffé. De plus il, en son temps, fréquenté l’École, et il prétend aujourd’hui faire commerce de son art.

Grosclaude n’en échappe pas pour autant à l’histoire, ni même à la modernité : il appartient pleinement à cette classe d’artistes pour qui l’art est Ie libre exercice de sentiments personnels irréductibles, et qui payent celle liberté, que la société leur concède, au prix d’un total isolement. II s’agit donc, disons-le, d’une peinture d’expression, mais tout entière confinée dans un mouvement de soi a soi ; non que le vécu intime, la charge d’inconscient, les sentiments, dont elle est la manifestation, soient objet de délectation narcissique – ou inversement d’exhibitionnisme : c’est au contraire pour les exorciser, les rendre supportables, ou même s’en défaire, que Grosclaude tente avec obstination de leur donner corps sensible, de leur donner forme. Nulle complaisance donc, ni même de visée esthétique à proprement parler, dans ce travail lent, perfectible, besogneux, fait de ratages et de repentirs, de tâtonnements et d’imperceptibles mutations, que masque l’emportement, la violence des apparences.

Mais qu’en est-il enfin de ce que l’on voit, de la forme, de ces apparences justement ?

Sans titre, 1976/85

Il y a ce que l’on identifie d’abord : très souvent le crâne, comme un impossible foyer, ou la cavité oculaire, les muscles et les os, parfois des viscères : autant d’éléments fragmentaires renvoyant à la matière vivante, organique – éparse certes, blessée – mais qui composent néanmoins, de manière assez évidente, une affirmation de l’intériorité – physiologique mais aussi spirituelle – contre l’ordre réglé, froid, déserté de la géométrie, contre le conformisme de la loi . Qu’il y ait conflit, antagonisme entre ces deux ordres, cela aussi est évident, mais conflit né de la volonté de les faire coexister malgré tout, malgré leur infranchissable différence. De là les compénétrations, les greffes, les sutures, mais aussi les excroissances, les déchirures, les arrachements, les rejets.

Grosclaude, on le voit, ne projette pas des images mentales préétablies, mais à partir de quelques éléments figurés, toujours les mêmes, s’emporte, au moment même de l’exécution de son dessin, au jeu incessant des oppositions et des métamorphoses. II convient de relever ici, chez Grosclaude, l’abandon, en 1976, de la peinture sur toile pour Ie dessin sur papier, Ie passage de la couleur au blanc et noir, qui marquent une réelle transformation de son travail, même si les éléments dont il est l’enjeu restent fondamentalement identiques. Là où dominait la netteté de l’épure, la précision des planches anatomiques, reflet de surface, aujourd’hui le geste, le mouvement, la profondeur l’emportent.

Sans titre, 1976/10

Comme si Grosclaude avait découvert le pouvoir intrinsèque de la ligne, du trait, de la tache, de la texture ; là où dominait l’image, l’écriture l’emporte maintenant. Le conflit désormais – et son incessante résolution – est aussi pictural : celui dialectique, de la figure et du fond : l’indice que Grosclaude est bien notre contemporain.

Ajoutons qu’en marge de la fonction d’«exercice spirituel» qu’elle représente pour son auteur, au-delà des résonances qu’elle éveille chez certains et des réticences qu’elle ne manque pas de provoquer chez d’autres, cette peinture vaut qu’on y prête attention ne serait-ce que pour sa rigueur et son obstination – des qualités, il est vrai , qui sont aujourd’hui tombées en désuétude.

Edmond Charrière, Kunst-Bulletin des Schweizerischen Kunstvereins, 12, décembre 1979
Edmond Charrière, catalogue exposition Philippe Grosclaude – Dessins récents (1978-79), Galerie Anton Meier, Genève 1979
Edmond Charrière, pour exposition Sechs Künstler aus Genf, Städtische Galerie zum Strauhof, Zurich 1983