Philippe Mathonnet

Grosclaude ou la tension maîtrisée

Moins âpres, moins excessives que précédemment, ses œuvres continuent pourtant d’entraîner le spectateur dans un maelström infernal

Une trace dynamique qui se heurtait à l’intransigeance d’une forme géométrique. Une tête emmanchée d’un long cou se dressant dans la tourmente de lignes virevoltantes qui l’assaillaient. Un cri qui s’engluait dans un fond d’acryliques glauque. Grosclaude, il y a quelques années, clamait ses méfiances, ses révoltes et ses défis avec outrance. Graphiquement, les oppositions étaient nettes, se réduisaient à des confrontations tranchées et dites en quelques signes, en quelques figures. C’était formulé sèchement, sans fioritures. L’univers peint était glacial. Dans les dessins, la mine de plomb était alors presque la seule à argumenter et tout se réglait à peu près exclusivement entre le noir et le blanc. Les couleurs, plutôt rares, ménageaient les transitions. Peu à peu, elles ont pris du corps. Mais tout en tempérant les emportements, elles ont installé des zones agitées par un remuement plus inexorable encore. Les luttes sont devenues plus sourdes.

Arriver à l'essentiel, 1974
Arriver à l'essentiel, 1974

Les propos de Philippe Grosclaude s’énoncent maintenant en termes moins âpres. Non que les écartèlements qui le tiraillaient le déchirent moins. Mais son langage paraît ne plus devoir recourir à autant d’excès pour notifier sa puissance. L’organisation plastique y supplée de meilleure manière. Surtout, les affrontements n’apparaissent plus aussi personnalisés. Grosclaude a dépassé ou plutôt est revenu en deçà de la dépense d’énergie pure, du jeu d’escrime contre ses propres angoisses. Une translation s’est produite vers la transcription de tourments, d’oppressions, de luttes plus vastes, plus diffuses, où le spectateur se sent davantage englobé, impliqué. Les propositions esthétiques se sont d’ailleurs faites à son endroit moins rébarbatives. Elles ne se dédisent cependant point. Elles l’enveloppent plus sournoisement. Elles assènent leurs coups moins directement, sans pourtant les enrober. Sans tomber dans le travers de la séduction, elles ménagent aux regards plus d’alternances. Les compositions sont moins abruptes. L’occupation de l’espace est plus richement meublée, les nuances sont plus diversifiées.

Grosclaude ou la tension maîtrisée

Les tons ont acquis une réelle profondeur, la main de l’artiste laissant entrevoir le travail du pastel en ses multiples couches, avec ses reprises, ses surajouts. L’amplitude différente des traits indiquant presque comment le geste a fait « monter la mayonnaise ». Richesse de matière qui s’accompagne judicieusement d’une diversification des ingrédients. Des particules, des vibrions, des points, des gros grains viennent truffer certaines zones, contribuant à augmenter l’impression de dynamisme, roulant l’être humain dans un maelström de plus en plus infernal. On pourrait croire que Grosclaude succombe au courant néo-impressionniste actuel. Il ne lui doit rien. Son répertoire de signes, les éclatements qui dispersent les énergies, les étoiles qui filent au travers de la composition existaient chez lui bien avant. Comme un dompteur peut le réussir après un patient travail, sa démonstration est toute de tension maîtrisée mais d’autant plus fascinante, alors que ceux auxquels on voudrait les assimiler s’abîment en purs gaspillages.

Gouffre II, 1983
Gouffre II, 1983

Au sujet de l’exposition : Galerie Anton Meier, Genève 1984

Charles GEORG

Schweizer Zeichnungen 1970-1980
Philippe Grosclaude

Seit 1963 hat Philippe Grosclaude das Malen aufgegeben, um sich ausschliesslich der Zeichnung zu widmen. Er verwendet ein grosses Format, das der Weite seiner Gestik und seiner Formen entspricht. Er geht ohne Vorzeichnung von einer ersten Idee aus, deren Inspirationsquellen von vorangehenden Zeichnungen entsprungen sind. Aber diese Idee wandelt sich im Laufe der Arbeit, deren Vollendung langsam vor sich geht. So bildet die Gesamtheit der Zeichnungen von Philippe Grosclaude ein homogenes Ganzes, bei dem jeder Teil an die anderen gebunden bleibt.

Um die Darstellung des Menschen entwickelt sich eine gemeinsame Thematik, ausgelöst durch die Konfrontation des Künstlers mit der Gesellschaft, schmerzliches Aufeinandertreffen, Gewalterzeuger. Sie wird angezeigt durch die Gesichter und Hände, die nicht in ihrer Individualität, sondern allgemein dargestellt werden. Die Linie dramatisiert sie oder stilisiert die Gesichter in der Art von Negermasken. Der Ausdruck dieser Gewalt wird jedoch durch die Struktur der Komposition, welche organische Formen aufbaut, eingedämmt lind erreicht so eine dritte Dimension.

Der Zustand des Konflikts wird durch die fast ausschliessliche Verwendung von Schwarz und Weiss betont. Werden kalte Farben verwendet (etwa Blau), dann in der Funktion des Farbwerts, um den Übergang zwischen Schwarz und Weiss zu erleichtern; ist es eine warme Farbe (Rot oder Orange), so ist es nur ein Farbfleck, der die Spannung zwischen Schwarz und Weiss erhöht.

Aber Philippe Grosclaude ist trotzdem kein expresssionistischer Künstler, weil die Beherrschung und Disziplin in seinem Werk das Irrationale unter Kontrolle halten, um zu einem Glcichgewicht zwischen Dynamik und Zurückhaltung zu gelangen.

Charles Goerg, Philippe Grosclaude

In : « Schweizer Zeichnungen 1970-1980 » Eine Ausstellung der Stiftung Pro Helvetia, [suppl. cat. « Le dessin suisse 1970-1980 », Musée d’art et d’histoire, Genève 1982]

Charles GOERG

Le dessin suisse 1970 – 1980
Philippe Grosclaude

Depuis 1963, Philippe Grosclaude a abandonné la peinture pour se consacrer exclusivement au dessin. Il utilise le grand format qui correspond à l’ampleur de son geste el de ses formes. Il part, sans esquisse préalable, d’une idée première dont les sources d’inspiration proviennent des dessins précédents. Mais cette idée se modifie au cours du travail dont l’élaboration est lente. Il s’ensuit que l’ensemble des dessins de Philippe Grosclaude forme un tout homogène dont chaque partie est liée aux autres.

Autour de l’être humain, une thématique commune se dégage, provoquée par la confrontation de l’artiste à la société, affrontement douloureux, générateur de violence.

Celle-ci est dénoncée par les visages et les mains, traités non dans leur individualité mais dans leur généralité. La ligne tantôt les dramatise tantôt stylise les visages à la façon des masques nègres. L’expression de cette violence est cependant contenue par la structure de la composition que charpentent les formes organiques, atteignant la troisième dimension.

L’état conflictuel est souligné par l’utilisation presque exclusive du noir et du blanc. S’il y a couleurs froides (le bleu par exemple) elles fonctionnent comme des valeurs pour ménager un passage entre le noir et le blanc. S’il y a couleur chaude (rouge ou orange), il ne s’agit que d’une tache qui augmente la tension entre le noir et le blanc.

Mais Philippe Grosclaude n’est pas un artiste expressionniste parce que la maîtrise et la discipline qu’il applique à son œuvre contrôlent l’irrationnel pour parvenir à un juste équilibre entre le dynamisme et la retenue.

Charles Goerg, Philippe Grosclaude

In: « Le dessin suisse 1970-1980 », Musée d’art et d’histoire, Genève 1982

Philippe Grosclaude, Edmond CHARRIERE
Philippe Grosclaude, Edmond Charrière, Kunst-Bulletin des Schweizerischen Kunstvereins, 12, Dezember 1979
Sans titre, 1975/20

La peinture de Grosclaude met en jeu bien des résistances : les siennes, mais aussi celles qu’elle provoque chez qui la regarde ; elle s’accommode mal à la classification, aux catégories, aux références de la critique mais surtout elle ne s’accommode guère de ses jugements. Ne cherchant pas à séduire, elle se soustrait, tant que faire se peut, à toute tentative d’assujettissement.

Si du moins, pour notre tranquillité, nous pouvions l’affubler des oripeaux de l’art brut ! Malheureusement Grosclaude ne se porte pas si mal : chaque matin, comme un petit fonctionnaire, il gagne son atelier bien installé, bien chauffé. De plus il, en son temps, fréquenté l’École, et il prétend aujourd’hui faire commerce de son art.

Grosclaude n’en échappe pas pour autant à l’histoire, ni même à la modernité : il appartient pleinement à cette classe d’artistes pour qui l’art est Ie libre exercice de sentiments personnels irréductibles, et qui payent celle liberté, que la société leur concède, au prix d’un total isolement. II s’agit donc, disons-le, d’une peinture d’expression, mais tout entière confinée dans un mouvement de soi a soi ; non que le vécu intime, la charge d’inconscient, les sentiments, dont elle est la manifestation, soient objet de délectation narcissique – ou inversement d’exhibitionnisme : c’est au contraire pour les exorciser, les rendre supportables, ou même s’en défaire, que Grosclaude tente avec obstination de leur donner corps sensible, de leur donner forme. Nulle complaisance donc, ni même de visée esthétique à proprement parler, dans ce travail lent, perfectible, besogneux, fait de ratages et de repentirs, de tâtonnements et d’imperceptibles mutations, que masque l’emportement, la violence des apparences.

Mais qu’en est-il enfin de ce que l’on voit, de la forme, de ces apparences justement ?

Sans titre, 1976/85

Il y a ce que l’on identifie d’abord : très souvent le crâne, comme un impossible foyer, ou la cavité oculaire, les muscles et les os, parfois des viscères : autant d’éléments fragmentaires renvoyant à la matière vivante, organique – éparse certes, blessée – mais qui composent néanmoins, de manière assez évidente, une affirmation de l’intériorité – physiologique mais aussi spirituelle – contre l’ordre réglé, froid, déserté de la géométrie, contre le conformisme de la loi . Qu’il y ait conflit, antagonisme entre ces deux ordres, cela aussi est évident, mais conflit né de la volonté de les faire coexister malgré tout, malgré leur infranchissable différence. De là les compénétrations, les greffes, les sutures, mais aussi les excroissances, les déchirures, les arrachements, les rejets.

Grosclaude, on le voit, ne projette pas des images mentales préétablies, mais à partir de quelques éléments figurés, toujours les mêmes, s’emporte, au moment même de l’exécution de son dessin, au jeu incessant des oppositions et des métamorphoses. II convient de relever ici, chez Grosclaude, l’abandon, en 1976, de la peinture sur toile pour Ie dessin sur papier, Ie passage de la couleur au blanc et noir, qui marquent une réelle transformation de son travail, même si les éléments dont il est l’enjeu restent fondamentalement identiques. Là où dominait la netteté de l’épure, la précision des planches anatomiques, reflet de surface, aujourd’hui le geste, le mouvement, la profondeur l’emportent.

Sans titre, 1976/10

Comme si Grosclaude avait découvert le pouvoir intrinsèque de la ligne, du trait, de la tache, de la texture ; là où dominait l’image, l’écriture l’emporte maintenant. Le conflit désormais – et son incessante résolution – est aussi pictural : celui dialectique, de la figure et du fond : l’indice que Grosclaude est bien notre contemporain.

Ajoutons qu’en marge de la fonction d’«exercice spirituel» qu’elle représente pour son auteur, au-delà des résonances qu’elle éveille chez certains et des réticences qu’elle ne manque pas de provoquer chez d’autres, cette peinture vaut qu’on y prête attention ne serait-ce que pour sa rigueur et son obstination – des qualités, il est vrai , qui sont aujourd’hui tombées en désuétude.

Edmond Charrière, Kunst-Bulletin des Schweizerischen Kunstvereins, 12, décembre 1979
Edmond Charrière, catalogue exposition Philippe Grosclaude – Dessins récents (1978-79), Galerie Anton Meier, Genève 1979
Edmond Charrière, pour exposition Sechs Künstler aus Genf, Städtische Galerie zum Strauhof, Zurich 1983