Entre la couleur et le dessin, le figuratif et l’abstrait

Entre la couleur et le dessin, le figuratif et l’abstrait, année
Sans titre, 1980 / Sans titre, 1980
Opale, 1978 / Figures autres, 1976
Sans titre, 1982
pastel, crayon gras, mine de plomb sur papier

La première impression qui se dégage au contact de ces œuvres est celle d’une valeur-travail ici constamment mise en jeu. Dès lors, chaque tableau est comme un défi relevé. Grosclaude me dit que tout est parti pour lui d’une révolte.
C’est bien ça : révolte contre le travail, mais par le travail, par un autre travail, acharné, désespérant, et pourtant d’autant plus porteur d’espoir – et porté par cet espoir. La peinture-travail de Philippe Grosclaude est un corps à corps avec son support, littéralement, comme l’attestent ses grands formats. Le corps, ici, prend si je puis dire le taureau de la matière par les cornes.[…]
Violence. Violence qui porte en soi le viol, par exemple de la perspective. Viol énorme, qui sort de la norme, par viol à l’envers. Car les tableaux de Grosclaude figurent l’envers de tout décor. D’où violence de corps à corps avec le là. Histoire d’y présentifier, hors représentation, l’ailleurs. Corps à corps car c’est dur, amener l’ailleurs là où le là donne le la.

Coup de boutoir où entendre la frappe, et pas à la porte, polie, mais dans la gueule de celui qui regarde. Frappe de combat, par les touches du peintre furieux sur le piano muet du tableau.
Car Grosclaude se bat, loin des idées et débats, Grosclaude se débat, se mêle de – ce qu’il regarde: peindre. […]
Dès lors, la peinture de Philippe Grosclaude peut choquer – elle est choc – le regard esthète.
Mais il ne faut pas se contenter de ce premier abord: il faut aborder, poser le pied, oser le pas sur cette terre nouvelle. Et consentir à l’inconnu, ne surtout pas essayer de le ramener à notre quotidien trop connu.[…]
Alors ouvrons l’œil, voyons ce regard que Grosclaude porte comme un fardeau que le tableau dépose, devant nous. Mais prenons garde: pas question qu’on s’y repose, ça bouge, ça n’arrête pas. Pas d’image ni d’idée fixes. Il y a bien longtemps – on croirait une éternité à voir ce qu’il fait maintenant – Grosclaude peignait le regard figé, fixé sur la toile immobile.

Aujourd’hui, son regard en est venu à se mouvoir, et partant nous émouvoir. Prescience d’un enjeu: ça et là des crânes surgissent, défiant l’abstraction, à coups d’abstrait. Mais en même temps, de larges mouvements passionnels, pulsionnels, tractions venues d’avant toute figuration comme une « parole d’avant les mots », d’amples gestes appuyés sapent en son fondement la figure, toute pensée simple du figuratif.

Une œuvre donc dans l’entre-deux perpétuel: entre l’organique et le destin, la couleur et le dessin, la guerre et la paix, le figuratif et l’abstrait. Ces tableaux, donc, ne reposent pas l’œil, ils composent entre deux écueils, qui s’opposent et s’accueillent. Ici, le peintre ne choisit pas, maintient fermement le cap d’un équilibre instable. Réussite qui se passerait de succès, l’œuvre de Grosclaude conjoint – elle est jonction – violemment peut-être mais avec quel bonheur, la couleur et la forme. D’où peut-être ce refus intelligent du titre, et presque de la signature, discrète, effacée, comme si par là l’auteur s’effaçait pour mieux donner à voir. Oui, pour Philippe Grosclaude, au commencement n’est pas le verbe, au commencement advient l’acte: le verbe s’y fait pastel, crayon, craie. Et l’acte n’exige de celui qui en est le témoin qu’un pacte de silence complice. Tout le reste n’est pas peinture…

Bernard Schlurick, catalogue d’exposition, Galerie Anton Meier, février-mars 1984